Le Mystère de la Croix-

Publié le par amicus

Le MYSTÈRE DE LA CROIX .Magnifique synthèse des divers aspects de la croix.Lire chapitre après chapître.Très traditionnel dans la doctrine.

 

La croix se présente au chrétien comme le symbole de sa foi dans l'œuvre rédemptrice du Fils de Dieu. L'événement historique du calvaire n'est pas seulement un témoignage de l'amour de Dieu pour l'humanité pécheresse. Il résume objectivement toute la réalité du christianisme vécue par son Fondateur et participée par Ses disciples.

 

La croix considérée dans l'extension totale du « mystère» qu'elle révèle est la manifestation permanente de la victoire de Dieu sur Ses adversaires, l'emblème de la libération de l'homme vis-à-vis du péché et le signe de sa vocation à la vie éternelle. La croix embrasse dans ses perspectives providentielles, outre la mort ignominieuse du Sauveur cloué sur l'instrument de Son supplice, Son exaltation par Dieu qui Le ressuscite et Le fait asseoir, Lui le Fils incarné, à Sa droite. On ne peut dissocier les deux faces du « mystère chrétien » sans risquer d'en fausser la signification.

Il n'en reste pas moins que la croix, en tant que châtiment infamant, a joué un rôle déterminant dans l'économie rédemptrice et qu'elle demeure comme tel un élément essentiel de l'idéal que le chrétien doit, sous une forme appropriée à sa destinée personnelle, s'efforcer de reproduire. Cette donnée paradoxale spécifie d'une façon irréductible la foi prêchée par le Christ et les Apôtres. La spiritualité de l'Évangile en découle. Impossible de toucher ou, du moins, d'approfondir les problèmes relatifs à la vie chrétienne, au sentiment religieux qui l'inspire, à la sainteté qui la couronne, sans tenir compte de cette valeur première et de l'orientation qu'elle donne aux rapports du chrétien avec Dieu.

Dégageons quelques aspects qui mettront en lumière le contenu spirituel de la « croix ».

Nous la considérerons comme « mystère , comme source de dévotion et comme objet d'amour dans la psychologie des saints.

 

1. Mystère de la croix et vie chrétienne. -

II. Mystère de la croix, source de dévotion. -

III. Amour de la croix et haute sainteté.

L'exemple du Verbe incarné autant que Son enseignement théorique est la norme de la vie chrétienne. La sagesse de Dieu, - Son dessein et Son vouloir - s'objective dans un drame. Dieu a choisi la mort ignominieuse de Son Fils innocent pour racheter l'humanité pécheresse. Il y a dans ce choix la révélation d'un mystère scandaleux aux yeux du monde et marqué d'une transcendance absolument inconditionnée. L'origine non humaine du plan qui s'y discerne fonde la vie chrétienne sur la foi en l'intervention immédiate de Dieu dans l'histoire des hommes. Il s'en suit une dépendance universelle de leurs destinées unies au Christ mort et ressuscité, dont saint Paul a fait la structure de sa christologie. Il en résulte aussi que la croix doit avoir sur le comportement du croyant un retentissement à la fois objectif et psychologique que nous ne pouvons comprendre si nous ne remontons au fait historique et aux documents qui le relatent.

 

1. Le vocabulaire néo-testamentaire.

 

Retenons quatre de ses termes les plus expressifs : le « bois , l'élévation, le Sang de l'Agneau, la « croix » .

1° Le « bois »(Xylon). La croix importée en Palestine par les romains était considérée par les païens eux- mêmes comme le châtiment des esclaves coupables de grands crimes (Cicéron, Pro Cluentio, 66; De suppliciis, 5-6). Tout y était organisé pour le rendre plus hideux et plus dégradant : le condamné était fouetté, chargé jusqu'au lieu de l'exécution sinon de la croix entière, au moins de la poutre transversale, attaché nu, puis cloué sur le gibet dressé, où il agonisait en proie à une souffrance atroce. Au-dessus de sa tête un écriteau portait son nom et le motif de sa condamnation. Parfois, pour hâter la fin, on lui brisait les jambes avec une massue de fer . Bien qu'inconnu dans leur législation, ce supplice était non sans cause redouté des juifs. Les romains l'employaient couramment en Palestine. « Varus avait fait crucifier deux mille juifs à la fois; Quadratus, tous les séditieux qu'il put prendre vivants; Gessius Florus, un nombre considérable de gens de toute condition; Titus, après la prise de Jérusalem, en fera crucifier une quantité si énorme que le bois manquera pour fabriquer des croix ». En écoutant les Apôtres, beaucoup pouvaient se rappeler avoir rencontré quelqu'un de ces malheureux titubant sous les huées et sous les coups. Rien ne devait inspirer plus de dégoût que ce bois abject sur lequel Jésus avait été mis en croix. Pierre et Paul appellent ce gibet « le bois », Le Deutéronome qualifiait de « maudit» celui dont le cadavre « pendait au bois », Pierre, devant le Sanhédrin (Actes 5,30) et plus tard devant Corneille (10,39), empruntait à  ce texte le mot péjoratif qui fait ressortir l'humiliation du Christ : «ils l'ont pendu au bois », Dans la synagogue d'Antioche de Pisidie, Paul évoquait d'après Matthieu l'épisode de la descente de croix et il désignait par le mot « bois» le gibet (Actes 13, 29). Il rappelle le même texte deutéronomique, lorsqu'il explique aux Galates comment le Christ « s'est fait malédiction » pour eux en se laissant volontairement « pendre au bois » (Gal. 3, 13). C'est dans le même contexte biblique que la première lettre de Pierre présente le Sauveur portant nos péchés « dans Son corps sur le bois (2, 24). L'abjection attachée au supplice du « bois » donnait plus de prix à « l'élévation» par Dieu de Celui que le châtiment pire que la mort avait fait descendre au plus bas degré de l'humiliation. Tel est le paradoxe de la vie chrétienne dont le monde bafoue les exigences. Pour dégager le sens de cette abjection volontaire, il faut insister sur l'aspect divin du mystère: l'échec humain n'est que la condition. temporaire d'une victoire définitive.

 

 

L' « élévation ». Le verbe « élever » dans deux professions de foi apostoliques caractérise l'intervention de Dieu, une fois que la mort eut consommé la mission terrestre du Christ. La première est formulée par saint Pierre au nom des Apôtres: «  Exalté par la droite de Dieu et mis par Son Père en possession de l'Esprit-Saint promis; il a répandu ce que vous voyez et entendez » (Actes 2, 33). La seconde répond à l'interdiction faite à Pierre et aux Apôtres d'enseigner au Nom de Jésus» : «C'est Lui que par Sa droite Dieu a élevé au rang de Chef et de Sauveur afin de donner à Israël le repentir et la rémission des péchés» (5, 31). L'élévation est la réplique divine à l'humiliation du Christ. Sa mort ignominieuse conditionne la victoire de la puissance divine dans la résurrection et dans ses effets : la rémission des péchés et la diffusion de l'Esprit. La volonté du Christ éclipse désormais toute autorité humaine con-traire: « Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes» (5, 29). La « mort de la croix» occupe une place privilégiée dans l'hymne christologique qui se lit dans Phil. 2, 6-11. Elle y est mentionnée comme le point ultime de l'abaissement volontaire du Fils de Dieu et le motif déterminant de l' « exaltation» dont Il est l'objet. Non content de prendre la « forme d'esclave» qui Le rend « semblable aux hommes » par l'Incarnation, Il « s'est humilié luimême» librement et totalement en se « rendant obéissant jusqu'à la mort» et, qui plus est, «jusqu'à la mort de la croix ». Ce texte qui donne au mystère de la croix toutes ses dimensions ne doit pas être séparé des consignes morales où Paul lui-même l'a situé. En invitant les Philippiens à mettre en eux « les mêmes sentiments qui furent jadis dans le Christ Jésus » (2, 5), il désignait l'humilité et l'obéissance comme éléments essentiels du sentiment chrétien. Si le verbe « élever » n'appartient pas au vocabulaire de Paul, il traduit chez saint Jean une idée essentielle à l'évangile de la « gloire du Fils de Dieu II y rappelle d'abord que le serpent d'airain avait été « élevé» par Moïse dans le désert pour guérir les morsures des vipères. « Ainsi faut-il que soit élevé le Fils de l'homme afin que tous ceux qui croient en Lui possèdent la vie éternelle » (Jean 3, 14-15). Une allusion à sa propre mort intervient aussi dans les polémiques qui opposent Jésus aux juifs: « Quand vous aurez élevé le Fils de l'homme, vous saurez alors que Je suis et que Je ne fais rien de Moi-même, mais que Je dis cela même que le Père M'a enseigné» (8, 28). Cette déclaration affirme de façon plus catégorique que la précédente Sa Divinité. Elle suggère que l'élévation sur la croix par la main des hommes implique une autre élévation, invisible celle-là et divine, où l'unité du Père et du Fils éclatera dans la puissance de Ses œuvres et dans la sagesse de ses paroles. Plus explicite encore, un autre texte johannique rapporte cette double élévation au genre de mort prédit par Jésus et à l'attirance universelle qu'elle conditionne : « Quand J'aurai été élevé de terre, J'attirerai à Moi tous les hommes. Il disait cela pour indiquer le genre de mort qu'Il devait subir» (12, 32-33). En associant intimement l' « élévation du Fils de l'homme» sur la croix et son élévation dans la gloire, ces textes rejoignent Phil. 2, 6-11 et révèlent dans le dessein providentiel l'unité qui soude l'exaltation à l'ignominie. Elle marque d'un trait paradoxal la victoire qui assure le triomphe de Dieu sur l'homme coupable. Par la croix Dieu a eu raison du monde (1 Cor. 2, 6-9) : Il a assouvi la sentence portée par la Loi (Rom. 8, 1-4; Col. 2, 14), Il a « dépouillé les principautés et les dominations en « triomphant d'elles dans le Christ» (Col. 2, 15). Cette victoire de la croix que Paul célèbre avec enthousiasme (1 Cor. 15, 55-58) est dans la catéchèse johannique un leitmotiv qui donne à la mort dans l'humiliation toutes ses perspectives de fécondité. « Si le grain de blé ne tombe en terre et n'y meurt, il reste seul. S'il meurt, il porte beaucoup de fruit» (Jean 12,24). Jean exalte l' «heure» de la glorification du Fils de l'homme (12, 23), celle pour laquelle le Verbe s'est incarné (12, 27) et qui est précisément celle où par la croix le « monde va être jugé ", où « le Prince du monde va être jeté dehors » (12, 31). La certitude de cette victoire est une force que Jésus possède pour Lui et qu'Il cherche à communiquer aux siens. « Dans le monde vous aurez à souffrir, mais courage, J'ai vaincu le monde ».Cet accent de triomphe domine dans l'Apocalypse. « Le vainqueur, Je lui donnerai de siéger avec Moi sur Mon trône, ainsi que Moi-même J'ai été vainqueur et Je suis allé siéger avec Mon Père sur Son trône » (Apoc. 3. 21). Mieux encore que cette promesse qui concerne le disciple docile et généreux, l'histoire de l'Église qui se déroule sous le signe de l' « Agneau égorgé » atteste cette victoire. « Voici qu'a vaincu le Lion de la tribu de Juda, le Rejeton de David» (5,5). Et les vieillards de chanter:Tu es digne de prendre le livre et d'en ouvrir les sceaux, car Tu as été égorgé et Tu as racheté pour Dieu dans Ton sang des hommes de toute trihu » (5, 9). Enfin, à l'hymne de la multitude des anges fait écho celui de toutes les créatures: « Il est digne l'Agneau qui a été égorgé de recevoir puissance, richesse, sagesse, force, honneur, gloire et louange» (5, 12). 3° Le sang de l'Agneau. - L'Apocalypse a donc identifié Jésus avec l'Agneau égorgé. Cette identification avec la victime des sacrifices du Temple n'est pas antérieure au nouveau Testament. Cela n'explique que mieux son caractère scandaleux : le messianisme du Christ désavouait l'attente de ses contemporains. Isaïe n'avait pas présenté le Serviteur de Yahvé sous les traits de l'agneau du sacrifice, mais il avait esquissé le rapprochement en décrivant la patience du Serviteur volontairement muet devant ses persécuteurs : « semblable à l'agneau qu'on mène à la tuerie ... il n'ouvre pas la bouche » (53, 7). Ce passage est précisément celui que lisait l'intendant de la reine Candace sur la route de Gaza. Philippe s'en inspire pour « annoncer Jésus» à l'eunuque (Actes 8, 35). Pierre n'en invoquera pas d'autre pour donner aux serviteurs un modèle de patience. Il en conclut au prix de la souffrance rédemptrice, puisque le Christ portant sur le gibet nos péchés dans Son corps» nous a guéris et rassemblés sous Sa houlette de Pasteur (1 Pierre 2, 18-25). Pour Pierre (1 Pierre 1, 18-19), l'identification du Christ et de l'agneau pascal est acquise. Elle explique la vertu libératrice du Sang précieux répandu par le Christ. Il est « l'agneau sans défaut et sans tache » grâce auquel les juifs ont été affranchis du pauvre genre de vie hérité de leurs pères. L'effet de cette libération, à la fois légale et spirituelle, atteste l'exaltation dont Jésus a été l'objet et qui fonde la foi et l'espérance des chrétiens (21). Pour Jean, l'identification du Christ glorieux et de l'agneau se retrouve déjà au temps de la prédication de Jean-Baptiste et dans le souvenir de sa propre rencontre avec Jésus (Jean 1,29,36). Il en précise la portée lorsqu'il réfère explicitement au rite de l'agneau pascal le dernier acte de la crucifixion; le coup de lance qui a percé le côté du Sauveur et n'a brisé aucun os (19, 36). Inséparable du symbolisme de l'agneau, le sang répandu ajoute à la glorification dans le ciel l'actualité d'un dynamisme déjà fécond ici-bas. Le sang des victimes jouait un rôle considérable dans la religion d'Israël.

Le Sang du Christ, dans Sa réalité physique et dans Sa vertu rédemptrice, est fréquemment mentionné dans le nouveau Testament. Le mot y est souvent synonyme de croix pour désigner la mort de Jésus comme instrument de salut . Le Sang rédempteur par ses différents rôles dans nos rapports avec Dieu témoigne de la victoire du Christ et de Sa glorification. L'épître aux Hébreux a spécialement envisagé la transcendance de la liturgie chrétienne vis-à-vis de l'ancienne Alliance. La valeur religieuse de l'effusion du sang y est mise en relation surtout avec la vertu purificatrice déjà reconnue au sang des animaux immolés, dont la place est importante dans les rites d'Israël (Héb. 9,7,13,22). Il y a plus qu'un simple rite de purification dans l'aspersion dont Moïse accompagne la proclamation de l'Alliance en présence du peuple de Dieu. Ce sang répandu annonce le sang versé par le Christ, hors duquel la réconciliation de l'homme avec Dieu ne pouvait être scellée valablement. La mort du Sauveur a rendu efficace le testament qui authentiquait notre vocation à l'héritage éternel (Héb. 9,16-18). La nouvelle Alliance y gagne d'être bien supérieure à la première. La « communion au Sang du Christ» (1 Cor. 10, 16) se substitue définitivement aux promesses anciennes avec un tel réalisme que les juifs s'en sont scandalisés (Jean 6, 53, 60) : «  Ceci est Mon sang, le Sang de l'Alliance versé pour un grand nombre» (Marc 14,24). Le triomphe de la croix se vérifie donc dans la valeur reconnue par Dieu au sang qui rachète les âmes (1 Pierre 1,18-19; 1 Cor. 6, 2O; 7, 23; Gal. 3, 13; 4, 5). Il s'ajoute à cette efficacité première une profusion de biens spirituels dans lesquels la puissance du Sauveur glorifié révèle sa munificence. Ces biens sont les « mystères » déjà attestés par les prophètes, qui annonçaient les souffrances réservées au Christ et les gloires qui les devaient suivre» (1 Pierre 1, 11). Nommons la paix procurée par la réconciliation dans le sang de Sa croix (Col. 1, 20),les sacrements auxquels Jean fait allusion en se souvenant de l'eau et du sang jaillis du côté ouvert (1 Jean 5, 6), la justification par la foi que Paul appelle la « justification dans Son Sang (Rom. 5, 9), parce que le sang du Christ dont la vertu s'approprie par la foi a satisfait à la justice de Dieu (Rom. 3, 21-26). Le Sang qui a coulé une fois pour toutes sur le calvaire (Héb. 9, 12) ne perd désormais rien de Son pouvoir sanctificateur et de son dynamisme pacifiant (Éph. 1, 7; 2, 13). Le Sang de Jésus, médiateur de la nouvelle Alliance, a décidément plus de force persuasive sur le cœur de Dieu que le sang d'Abel, le premier martyr (Héb. 12, 2lt).

4° La croix. La Croix» (stauros, crux) est le mot grécoromain dont l'usage s'était généralisé dans l'empire. Le nouveau Testament lui a donné le sens singulier réservé au sacrifice du calvaire. Marc (16, 6) laisse supposer que, de bonne heure, Jésus ressuscité était appelé le « crucifié », Ce titre rappelle le fait historique et son caractère ignominieux: Jésus exécuté par les soldats romains, mais sous l'entière responsabilité des juifs qui l'ont livré à Pilate (Marc 15, 15; Actes 2, 36; 4,10). La tradition apostolique n'a pas cherché à voiler l'aspect humiliant de l'événement. L'épître aux Hébreux (12, 2) propose en exemple le courage du Christ dans Son mépris de l'humiliation. Saint Paul appuie l'autorité dont il se réclame, sur l'échec humain du calvaire transformé par la puissance de Dieu en source de vie (2 Cor. 13.4). Cette réalité historique de la croix a été le but final de la vie terrestre du Christ. Les trois prédictions qu'en a faites le Sauveur le prouvent. La croix n'y est nommée explicitement que dans la version de Matthieu (20, 19). Mais l'aspect infamant du supplice annoncé a été circonstancié intentionnellement. Il est question d'une condamnation par l'autorité compétente, c'est-à-dire d'un châtiment public infligé dans son appareil le plus dégradant. Un trait semble dominer: l'abjection dont le Fils de l'homme sera frappé. Il sera rejeté par les chefs de son peuple (Marc 8, 31 et parallèles), abandonné par Dieu aux mains des hommes (9, 31 ), livré aux gentils qui le vilipenderont odieusement en le couvrant de crachats et en le fouettant (10, 33 ). La victoire de Dieu est, dans les trois prédictions, énoncée avec une sobriété qui fait ressortir la soudaineté de l'intervention divine dans l'échec humain de la croix. Luc seul omet cette intervention en rapportant les termes de la deuxième prophétie (9,44).« Après trois jours Il ressuscitera» (Marc 9, 30; cf 8,32 et 10, 34). Ce triomphe de la vie résume toute la glorification du « crucifié », . Le rôle de la croix dans la mission du Verbe incarné est essentiel, c'est ce que les trois prédictions font surtout ressortir. La première suit la confession de Pierre et présente la souffrance et la mort du Christ comme partie intégrante de sa destinée humaine: il doit beaucoup souffrir (Marc 8, 31), il faut qu'il souffre beaucoup (Luc 9, 22; Mt. 16, 21). La seconde confirme la rigueur de cette exigence. Selon Marc, les choses semblen t faites du côté de Dieu: « Le Fils de l'homme est abandonné aux mains des hommes! » (9, 31). La troisième prédiction justifie la montée vers Jérusalem par la nécessité de la mort que le Christ va y rencontrer (10, 33 ). Non moins catégorique se montre la parabole des vignerons homicides (12,1-11). Elle résume la mission du « Fils bien-aimé» par Sa mort cruelle suivie de la vengeance du Maître de la vigne. La mort sur la croix est donc le terme assigné à la Vie humaine du Sauveur. Ainsi sera accomplt « ce qui a été écrit par les prophètes» (Luc 18, 31). Ce terme est un échec inscrit dans le temps, une épreuve transitoire. L'intervention de Dieu « après trois jours » est d'une durée sans fin. La résurrection inaugure un ordre nouveau, non circonscrit par le temps. La croix, élément essentiel de la rédemption, aura sa place dans toute vie qui a le Christ pour origine et pour modèle, Elle comporte un aspect négatif, l'échec humain qui est la condition de la victoire divine. Mais celle-ci domine en définitive, et l'optimisme qui en résulte. marque toute destinée chrétienne authentique. Enfin, un dynamisme surnaturel en découle qui déborde l'événement, une force dont l'histoire ne peut embrasser la réalité entière. De nombreux textes néo-testamentaires. le rappellent, quand ils parlent de la croix et l'entourent d'un contexte qui évoque les dimensions supra-humaines de la rédemption. Fortunat, dans le Vexilla Regis, célèbre cet aspect transcendant de la croix. Il chante la lumière. qui rayonne du mystère de la croix: fulget crucis mysterium, L'expression n'est pas dans le nouveau Testament; elle s'impose pourtant si l'on veut faire la synthèse d'une doctrine dont les éléments se trouvent surtout chez saint Paul. La christologie de l'Apôtre situe , la croix au centre des perspectives historiques de l'humanité. Elle nous force à envisager nos destinées individuelles dans leur connexion intime avec celle du Christ. mort et ressuscité.

2. La croix dans la Christologie de saint Paul. - A défaut d'une analyse détaillée, choisissons trois centres d'intérêt particulièrement importants chez saint Paul.

1°) La croix et la Loi. L'épître aux galates peut s'interpréter comme une apologie de la croix. Paul y défend les droits de la foi contre un attachement suranné aux pratiques de la loi. Il reproche à ses correspondants de prêter l'oreille à des prédicateurs qui ont peur d' « être persécutés pour la croix du Christ »(5, 11), de rendre inutile la mort du Christ, cette mort qui a aboli la loi en satisfaisant à ses exigences (5,1-6; 3, 10-14; Rom. 8, 1-4). La croix est seule capable de procurer la justice. La loi condamnait le péché, mais ne donnait pas la force de le vaincre ni de l'expier (Rom. 3, 20; 4, 25; 8, 3). La croix affranchit du péché et de la mort en substituant à la loi « que la chair rendait impuissante» la loi de l'esprit de Vie {Rom. 8, 2}, qui agit par la foi et la charité (Gal. 5, 6, 25). En effet, la foi dans le Christ obtient le don de l'Esprit. C'est elle qui assure à Abraham une postérité. Elle était le vrai principe de la justification chez ceux-là mêmes qui, « avant l'avénement de la foi », étaient « enfermés dans la geôle de la loi» (3, 23 ). A plus forte raison, l'est-elle chez ceux qu'elle unit intimement au Christ et à la croix. Comme le baptême fait« revêtir Jésus-Christ » (3, 27), la foi fait participer à la crucifixion du calvaire. Paul découvre dans cette participation mystérieuse la source d'une vie spirituelle qu'il oppose à la pratique de la loi. La participation à la croix est, en effet, la condition de l'union vitale avec le Christ hors de laquelle l'Esprit ne saurait dominer la chair (2, 20). Aussi l'Apôtre fait-il honte aux judaïsants de trahir l'Esprit qu'ils ont reçu par leur adhésion à la foi (3, 5). En se remettant sous le joug de la loi, ils font fi de la liberté et de la grâce qui sont les fruits de la croix (5,24); ils s'enorgueillissent dans leur égoïsme de caste et dans les vices nés de la chair (5, 16-21) : « Ceux qui appartiennent au Christ Jésus ont crucifié leur chair avec ses passions et ses convoitises» (5, 24). Cette conclusion d'ordre moral marque l'aspect combatif et mortifié de l'ascèse chrétienne et souligne l'une des notes dominantes du christocentrisme paulinien. Plus encore qu'un plaidoyer, l'épître aux Galates est peut-être un hymne à la croix. L'Apôtre nous y fait connaître avec un accent triomphal sa confiance personnelle, intime et exclusive, bien différente de l'attitude ambiguë des judaïsants: « Pour moi, puissé-je ne me glorifier que dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par laquelle le monde est à jamais crucifié pour moi et moi pour le monde» (6, 14). La victoire que la croix a emportée sur Paul si fier de sa race (Phil. 3, 4) est la victoire de la foi. Elle définit l'ambiance fondamentale dans laquelle la vie chrétienne doit naître et se développer. Son opposition à l'esprit du monde est catégorique autant que son affranchissement de la loi. Précisons les conséquences qui en découlent. 2° La croix et le monde. Dans les épîtres de la captivité, destinées à des convertis du paganisme, la croix est présentée en face du monde divisé et hostile comme un instrument de paix et de réconciliation universelle. Le dessein providentiel, - le mystère, dont Paul était jusque dans ses chaînes l' «ambassadeur » (Éph. 6, 20) -, vise l'unification progressive de l'humanité éloignée de Dieu. Dans cette œuvre pacificatrice le rôle de l'Église est capital (1, 9; 1, 22-23). Elle est la « plénitude» du Christ qui en elle et par elle perpétue Sa présence sur terre en rayonnant sa puissance. Ni dans sa formation ni dans sa croissance, elle ne s'explique sans la croix. Elle lui doit le dynamisme intérieur sans lequel sa cohésion serait sans force et son expansion sans succès. L'Église possède grâce au « Sang de la croix » la charité du Christ qui anime ses combats et stimule ses progrès. L'épître aux Éphésiens rappelle à ceux qui, hier encore, étaient séparés d'Israël par un « mur de haine» comment « le Sang du Christ» les a rapprochés en les réconciliant avec Dieu. Unis désormais par la foi, les convertis du paganisme et les juifs ralliés à la croix ne forment plus qu' « un homme nouveau », Le Christ par Sa croix n'a pas seulement « aboli dans Sa chair la loi avec ses décrets et ses ordonnances », Il a « mis à mort la haine », Il a restauré « la paix »; de ceux qui étaient étrangers par la race Il a constitué « un seul corps» animé par un même Esprit (Éph. 2. 11-18; Col. 2, 12). Ces perspectives d'unification apparaissent plus amples encore dans l'épître aux Colossiens. Paul y place l'Église, avec le Christ qui en est la Tête, au sommet du cosmos réconcilié avec Dieu et rétabli dans la paix « par le Sang de la croix» (1, 15-20). L'un des leitmotiv qu'inculque Paul « prisonnier du Christ Jésus» (Éph. 3, 1) est la nécessité de la charité fraternelle. Sans cesse menacée par les fauteurs de désordre elle constitue le lien des vertus évangéliques' et engendre dans la communauté la paix qui caractérise l'union de ceux qui sont appelés à la foi « pour ne former qu'un seul corps» (Col. 3, 12). La sollicitude dont témoigne cette insistancé(Éph. 4, 1; Col. 2, 2; 3, 11) pour la sauvegarde de l'unité ne se fait nulle part plus émouvante que dans l'épître aux Philippiens. Les « sentiments du Christ » que Paul recommande sont non seulement ceux qu'inspire l'humilité, mais encore ceux qui découlent de la charité désintéressée (2, 1-5). La mort sur la croix dont l'hymne christologique soulignait l'abaissement comporte un tel témoignage d'amour que l'Apôtre y renvoie les Éphésiens pour les inciter à s'aimer mutuellement: « Vivez dans la charité à l'exemple du Christ, qui nous a aimés et s'est livré pour nous, s'offrant à Dieu en sacrifice d'agréable odeur» (Éph. 5, 2). Paul conçoit la charité comme un enracinement dans le Christ présent en nous (Éph. 3, 17; Col. 2, 7). Cet enracinement ne peut s'approfondir sans que le corps tout entier, l'Église, ne « se construise dans la charité» (Éph. 4, 12; Col. 2, 19). La croix se révèle alors, comme mystère; la soutTrance du Christ suscite dans la charité de l'Église des prolongements efficaces. Elle continue à jouer son rôle expiatoire à travers les épreuves des baptisés auxquels elle communique sa vertu et sa permanente actualité. Les chaînes de Paul sont le symbole glorieux des épreuves et des humiliations qui ont accompagné son ministère. Ses souffrances sont le moyen de « compléter en sa chair ce qui manque à celles du Christ en faveur de son corps qui est l'Église» (Col. 1, 24). Il sait que sa mission d'apôtre éomporte« peine et lutte », mais qu'une force « agit en lui puissamment. en vertu même de ses tribulations ( 1, 29). Il se «réjouit des soufîrances qu'Il endure» pour les autres (1, 24). Ce point de la doctrine paulinienne met en relie! l'opposition du mystère de la croix et de l'esprit du monde. L'Apôtre s'est expliqué sur cette « folie " dont il se glorifie comme du témoignag~e l'authenticité de son apostolat (2 Cor. 11 et 12). Aucuns textes ne rendent plus manifeste la présence de la croix dans l'Église que ceux où il évoque ses fatigues, ses persécutions, ses faiblesses, comme autant de motifs de confiance et de fierté, car lorsque je suis faible, c'est alors que je suis Cort» (2 Cor. 12,10). La folie de la croix est le comble de la charité. Saint Paul l'appelle -sagesse ». Elle est scandale pour les juifs, « sottise » pour les gentils. Elle est, selon Paul, « sagesse divine» (1 Cor- 1, 2~) et une norme irremplaçable pour le chrétien-

 

3° La croix et la vie éternelle. Pour abolir la loi et « vaincre le monde. (Jean 16, 33), le Christ par Sa croix a triomphé de la mort en expiant la péché. De cette donnée fondamentale découle la doctrine de la grâce. Deux thèmes essentiels mettent en rapport la vie chrétienne avec la vie éternelle. Le Christ est le second Adam, « l'Adam à venir» (Rom. 5, 14), dont la mort a mérité la justification à l'humanité que le premier Adam avait, par sa faute, entraîné solidairement dans la mort (5, 15 s). La connexion qui lie la mort et le péché a pour contrepartie l'union de la grâce et de la vie éternelle (5, 12 svv). Témoignages désintéressés de l'amour de Dieu pour les pécheurs, la mort du Christ et la justification ft en son sang» (5,9) ouvrent les portes à l'espérance, dont la Croix est la condition, et la grâce, arrhe de la gloire de Dieu, le gage (5, 1). L'espérance est le fruit de la réconciliation avec Dieu dont le Christ est l'auteur . Le second thème est celui du baptême . Il développe l'antithèse fondamentale de la christologie paulinienne. La succession de la mort et de la vie, qui se vérifie dans la destinée historique du Christ, fournit à la vie chrétienne sa structure et sa loi. Le baptême en tant que rite d'initiation précise et sanctionne l'adhésion intérieure de la foi. Il engage la destinée personnelle de celui qu'il associe mystérieusement à la mort et à la résurrection du Christ dans des perspectives d'éternité (Rom. 6, 4; Gal. 3, 27; Col. 2, 12). La vie chrétienne, « la vie pour Dieu» (Rom. 6, 10) ou la vie selon l'Esprit, comporte un affranchissement du péché qui nous vaut l'assurance de la résurrection avec le Christ dans la gloire. « Nous le savons bien, notre vieil homme a été crucifié avec Lui pour que fût détruit le corps qui appartient au péché, et qu'ainsi nous cessions d'être esclaves du péché, car celui qui est mort est affranchi du péché. Mais si nous sommes morts avec le Christ, nous croyons aussi que nous vivrons avec Lui » (Rom. 6, 6-8). L'ascèse chrétienne trouve dans ces dimensions eschatologiques de la croix sa raison d'être. Paul l'a souligné de façon pittoresque en décrivant son existence comme une course tendue vers « le prix attaché au céleste appel de Dieu dans le Christ Jésus» (Phil. 3, 14). Et il qualifie d' ennemis de la croix du Christ» ceux qui ne _ pensent qu'aux choses de la terre» et se ferment à l'espérance de cette « cité» vers laquelle il aspire pour rejoindre le Christ dans la gloire (3, 18 svv).

 

 

 

3. La croix dans la catéchèse des premiers siècles.  -

 

 

L'un des procédés caractéristiques de la catéchèse des premiers siècles consiste à expliquer l'histoire du Christ et ses institutions par l'ancien Testament. Cette manière de souligner l'unité de la Bible est une réplique au dualisme des sectes gnostiques, mais aussi une vue de foi qui envisage le mystère chrétien dans la continuité du dessein providentiel. Les figures que la typologie rapporte directement à la croix mettent en relief ses dimensions essentielles : sa réalité historique, sa valeur eschatologique et son efficacité sacramentelle. L'Apocalypse a exploité le symbolisme du paradis terrestre pour décrire les richesses de la vie éternelle commencée ici-bas dans la grâce (22, 1-2). Au 6e siècle, Fortunat appliquera à la croix l'évocation de « l'arbre de vie. (Genèse 3, 24), dont l'hymne Crux fidelis célèbre la fertilité. La vision johannique était moins précise et se rapportait au Christ en général, peut-être par allusion à l'Eucharistie Dans la première lettre de Pierre (3, 18-22), sous l'influence de l'apocalyptique juive, la victoire du Christ est rattachée à l'histoire de Noé sauvé du déluge avec les siens. La croix y est impliquée en raison du baptême que l'arche préfigure comme moyen de salut. La tradition, surtout à la suite de Tertullien, fera de l'arche la figure de l'Église. Saint Justin y reconnait la croix, «  le bois » qui, avec l'eau du baptême et la foi,« contient le mystère de la croix» et permet aux chrétiens repentants d'échapper au jugement de Dieu. Le sacrifice d'Isaac présage celui du Christ selon une tradition qui souligne l'amour de Dieu dans le don de son Fils. La croix est symbolisée tout d'abord par le bois que porte Isaac. Mais il a été épargné. Tertullien a retrouvé le Christ crucifié et couronné d'épines dans le bélier «Immolé, suspendu par les cornes au buisson» (Ad". Judaeos, 13, 636). Saint Augustin n'a pas reculé devant cet étrange rapprochement: le buisson annonce la couronne du Sauveur L'échelle de Jacob se rattache à la typologie baptismale. Elle relie le ciel à la terre; elle figure la médiation des anges entre les hommes et Dieu. Ainsi en est-il de la croix qui servit d'instrument au descensus-ascensus du Fils de Dieu Le cycle de l'Exode fournit à la prédication aussi bien qu'à la liturgie ses symboles les plus expressifs. On l'a exploité surtout en fonction du mystère pascal et de la pratique sacramentelle (J. Daniélou, Sacramentum [uturi, pp. 139-141). La tradition est restée fidèle à présenter le baptême comme une victoire du Christ sur le démon C'est un élément de l'enseignement officiel que nous retrouvons en Orient dans les catéchèses de Cyrille de Jérusalem et chez Aphraate le PersanCertains « types» de la croix nous iont pénétrer dans l'économie sacramentelle en rappelant que grâce à elle les éléments "matériels possèdent une vertu sanctificatrice. La consécration de l'eau baptismale était figurée dans les catéchèses anciennes par le geste de Moïse jetant du bois dans l'eau amère de Mara (Exode 15, 25). A ce contact l'eau devint douce. Ainsi l'eau du baptême vivifiée par la croix communique la vie à celui qui.s'y plonge 8-187). . Saint Ambroiseprécise que la croix agit par la parole du prêtre. «  De même que Moïse a jeté le bois dans la source d'alors en tant que prophète, ainsi dans notre fontaine le prêtre met la prédication de la croix du Seigneur et l'eau s'adoucit pour donner la grâce »(De mysteriis 3, 14, PL 16, 393b). Saint Jean (3, 14 svv) avait comparé la croix au serpent d'airain. La catéchèse associe cette allusion au souvenir de Moïse priant les bras étendus, tandis que Josué combat (Exode 17, 8-13). Tertullien réunit les deux figures, celle de Moïse en prière et celle du serpent placé sur un bois à la manière d'un homme suspendu », « Là où le Seigneur combattait contre le démon, la forme de la croix était nécessaire, de la croix par laquelle Jésus devait remporter la victoire , Et le serpent ne visait-il pas « la vertu de la croix du Seigneur par laquelle le démon était dénoncé comme un serpent à tous ceux qui avaient été mordus par les vipères spirituelles» Le bâton de Moïse est encore figure de la croix lorsqu'il fait jaillir l'eau du rocher. Le type comporte deux interprétations: celle de saint Paul (1 Cor. 10, 1-4) qui pense à l'eucharistie, celle de saint Jean (7, 37-39) qui voit l'eau du baptême et l'Esprit qui s'y communique. Jean Chrysostome, prêchant au cours de la vigile pascale, fait allusion aux deux sacrements (PG 51, 248). Théodoret (Quaestiollcs in Exodum 27, PG 80, 257) précise que la croix est figurée par le bâton de Moïse. Selon Ambroise (De sacramentis 5, 1, PL 16, 447), ce bâton est la parole de Dieu prononcée par le prêtre; le rocher est le Christ dont le côté percé laisse échapper l'eau et le sang.

 

4. La croix dans la liturgie. C'est au 4e siècle que le culte de la croix apparaît dans les documents sous une double forme solennelle : la consécration monastique et l'adoration de la croix. 1° La consécration. monastique. - On sait que la profession monastique est apparue primitivement comme un (second baptême » et comme une suppléance au martyre. Le rite comporte deux éléments étroitement rattachés au mystère de la croix : le changement d'habits qui est l'équivalent de l'immersion baptismale et la formule de consécration analogue à celle de l'ordination sacerdotale. Très important dès l'origine, le changement d'habits a peut-être été primitivement le seul acte qui marquât l'entrée dans l'état monastique. Il signifie que seulement la pauvreté du moine, mais son identification avec le Christ mort et ressuscité. L'habit reçu à la porte du monastère est regardé comme le symbole de la mort au monde et de la vie angélique embrassée. Pacôme s'inspirait, dans le discours qu'il prononçait à cette occasion, des paroles du Christ invitant ses disciples à porter leur croix. Au dire de Cassien, le tissu de lin dont est faite la tunique doit être comme un linceul rappelant la mort du Christ. Les textes de saint Paul sur l'union du chrétien avec le Christ crucifié· trouvent dans ce vêtement symbolique leur expression concrète Selon Maxime le ConCesseur, le scapulaire a la forme d'une croix pour signifier au moine qu'il doit crucifier le monde en lui (. Un cistercien du 12e siècle décrit la coule à larges manches comme une croix, signe « terrible pour les puissances des ténèbres" La consécration monastique n'est pas une consécration au Christ Roi, Pasteur et Docteur, mais une consécration au Christ crucifié. Le moine est, selon l'expression traditionnelle, le « portecroix » par excellence. " Tu ne vis plus, mais le Christ vit en toi, qui a été crucifié pour toi» . L'ascèse monastique est présentée comme une participation au mystère de la croix.

 

2° L'adoration de la croix. L'adoration de la croix solennise le culte public rendu par l'Église à la mort du Rédempteur. Ce rite fait partie de la liturgie pascale, qui a été le point de départ du cycle annuel des fêtes du Sauveur ( 1952, p. 80). L'Itinerarium /Etheriae décrit la liturgie qui se déroulait aux environs de 400 à Jérusalem sur le lieu même du Golgotha ). Les Ordines romani du 8e siècle attestent que la cérémonie avait été transplantée à Rome dès le haut moyen âge et donnait lieu à une procession qui accompagnait le pape du Latran à la basilique de la Sainte-Croix de Jérusalem, où se conservait la relique offerte par sainte Hélène . Ce culte liturgique a contribué efficacement à l'approfondissement plus personnel du « mystère », que la prédication présentait dans sa structure objective. C'est à l'occasion de l'adoration de la croix que sont conçues des formules de prière privée, dont certaines remontent au IXe siècle. Ces témoignages de dévotion préludent à la « floraison soudaine et pourtant naturelle» des opuscules dans lesquels le moyen âge fera passer sa ferveur envers la Passion L'Orient aussi bien que l'Occident a reconnu dans l'mitation du Christ un élément essentiel de l'ascèse chrétienne. En Occident, où l'effort ascétique se concrétise dans la conformité à la volonté l'imitation du Christ se réfère volontiers à sa « croix» comme à l'exemple le plus entrainant d'obéissance à Dieu. L'ascèse monastique frayait la voie en renvoyant à propos du vœu d'obéissance soit à l'allusion de Phil. 2, 8, soit au mot du Seigneur: « Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé » . Saint Thomas (2& 2ae q. 186 a. 5) a souligné le fait que l'obéissance religieuse était le moyen par excellence d'imiter le Christ, parce que c'est par elle que le profès se conforme à la mort de la croix. Il faut voir dans cette référence à l'obéissance du Christ et à l'invitation de « porter sa croix» l'origine de l'expression «  les croix ». Le mot désigne les événements mortifiant ou les circonstances' éprouvantes comme occasions d'ascèse non librement choisies : obligations du devoir d'état, accidents de santé, souffrances physiques ou morales, qui ne sont pas des pénitences volontaires. L'acceptation de ces croix particulières n'est qu'un élément de ce qu'on peut appeler une « mystique de la croix ». c'est-à dire un ensemble de pratiques et de vues de foi ayant la croix pour centre. Il s'en dégage une joie spirituelle caractéristique de l'optimisme chrétien, paradoxal en ce qu'il découvre une source de bonheur là où le monde ne trouve que déception et tristesse. L'Imitation de Jésus-Christ a excellemment exprimé cette mystique où la mortification s'inscrit dans une théologie paulinienne du sacrifice (livre 2, ch. 12). L'ascèse chrétienne doit au mystère de la croix la note spécifique qui domine la lutte contre le péché et la recherche de l'union divine: l'humilité, ressort essentiel du progrès spirituel, élément irremplaçable dans la pratique des trois voies. La charité qui en est l'aspect complémentaire, s'exerce parliculièrementent dans le zèle apostolique.

 

 

 

 

Le MYSTÈRE DE LA CROIX SOURCE DE DÉVOTION

 

Avant de devenir objet de culte ou de dévotion, la croix est une source privilégiée de zèle au service de Dieu. Saint Thomas l2a 2ae q. 82 a. 1 et 3) appelle dévotion cette promptitude de la volonté à se livrer totalement pour l'honneur de Dieu. Si le motif en est surtout l'amour de Dieu et le souvenir de nos fautes, il va de soi que la contemplation de l'Humanité du Christ, mais plus précisément de Sa croix est une source irremplaçable de dévotion. Nous allons reconnaître son influence sur les principaux éléments qui composent la psychologie surnaturelle du chrétien.

 

1° L'esprit chrétien. - La première aux Corinthiens débute par une initiation à la « sagesse» qui doit animer le chrétien conscient de sa vocation surnaturelle. Cette sagesse que nous appelons aujourd'hui l'esprit chrétien est l'opposé de la "sagesse du monde », Celle-ci, Isaïe la nommait Ia « sagesse des sages»; Paulla qualifie de « sagesse du langage ». par allusion à l'art dont les rhéteurs l'enrobaient (1, 17). Le « langage de la croix est tout différent. L'esprit chrétien, en effet, relève non de la persuasion du raisonnement, mais de la soumission au fait historique de l'Évangile, éclairé par une illumination intérieure venant de Dieu. Participation à la « Sagesse de Dieu «  se révélant dans le mystère de Jésus-Christ (1, 21), il est surnaturel comme la foi qui confond les vues de l'intelligence raisonneuse. «  Connaître Jésus-Christ et JésusChrist crucifié. (2, 2) résume l'idéal évangélique. Cette connaissance suppose la grâce divine qui fait du chrétien un « homme spirituel », Paul le distingue de l' « homme psychique », c'est-à-dire du juif ou du païen guidés par le sens propre, et de 1'« homme charnel », esclave de ses passigns » (3, 3). Cette connaissance du Christ a des exigences totalitaires. C'est une connaissance concrète, expérimentale; elle demande le don de la personne. « L'homme spirituel juge de tout et ne relève lui-même du jugement de personne» (2, 15). La « pensée du Christ» est la norme unique de la vie du chrétien. La formule paulinienne rejoint la maxime évangélique: « Si quelqu'un veut venir après Moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il Me suive » (Mt. 16, 24). Connaître Jésus-Christ entraîne l'adhésion de la volonté et l'engagement de l'être: c'est « suivre» Jésus-Christ, l' « imiter »

 

 

 

2. L'ascèse chrétienne. L'ascèse chrétienne répond par l'imitation du Christ à l'aspiration humaine qui s'exprimait dans la sagesse antique par l'idéal assigné à l'être raisonnable: « imiter Dieu ». L'ascèse chrétienne doit au mystère de la croix la note spécifique qui domine la lutte contre le péché et la recherche de l'union divine: l'humilité, ressort essentiel du progrès spirituel, élément irremplaçable dans la pratique des trois voies. La charité en est l'aspect complémentaire, s'exerce parliculi.ent dans le zèle apostolique.

3° Zèle apostolique. La seconde aux Corinthiens, en nous donnant la clé du zèle de saint Paul, découvre la source du mouvement apostolique dont l'histoire de1'·Église est pénétrée. «  L'amour du Christ nous presse à la pensée que si un seul est mort pour tous, tous aussi sont morts ... , afin que les vivants ne vivent plus pour eux, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux» (5, 14-15). Paul, à la suite du Christ, donne une impulsion décisive à ce courant de prosélytisme qui prolonge le triomphe de la croix. Aux tournants marquants de son histoire, l'Église puise une vitalité nouvelle dans un contact direct avec la croix rédemptrice. Ce peut être l'objet d'une prise de conscience collective, mais aussi le fait d'une personnalité supérieure. On s'accorde à reconnaître que saint François d'Assise a puisé son zèle apostolique dans son amour pour Jésus crucifié . La parole entendue dans l'oratoire de Saint-Damien : « Va, François, et répare Ma maison que tu vois tomber en ruine », est à l'origine de son inclination pour les missions lointaines. Au XVIe siècle, le renouveau de l'activité apostolique est dû pour une large part à l'expérience du mystère de la croix réalisée dans la méditation contemplative', comme les Exercices spirituels de saint Ignace en montrent certaines étapes. Le règne du Christ est présenté comme le résultat d'un effort généreux qui s'oppose, sous l'impulsion de la grâce, à l'esprit du monde, ennemi de l'esprit de la croix. L'étendard du Christ sous lequel Ignace s'engage à militer pour le Christ est l'étendard de la croix. On montrerait sans peine que nos saints modernes ont eu une expérience de la croix très personnelle. Les formes de l'apostolat d'aujourd'hui supposent moins peut-être des expériences individuelles que la prise de conscience communautaire des souffrances du Christ présent dans ses membres. Les croyants se sentent solidairement" responsables des manifestations sociales du mystère de la croix

4° Le culte eucharistique.- On sait les liens mystérieux qui unissent le sacrifice de la messe avec celui du calvaire et avec l'Église. Saint Paul avait exprimé cette unité en des termes qui rappellent la doctrine de Jean 6. « La coupe de bénédiction que nous bénissons n'est-elle pas communion au sang du Christ? Le pain que nous rompons n'est-il pas communion au corps du Christ» (1 Cor. 10, 16)? Et plus loin: «Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, c'est la mort du Christ que vous annoncez jusqu'à ce qu'il revienne» (11, 26). La tradition souscrit au mot de saint Cyprien : « Le sacrifice que nous offrons c'est la Passion du Seigneur» Saint Thomas insiste particulièrement sur cette unité et se sert de termes d'école pour analyser le rapport sacramentel qui fait du sacrifice eucharistique, et non pas seulement de la communion, une source de grâces (3& q. 73 a. 6). Fait paradoxal : le moyen âge, qui réunit dans une même dévotion et un même cuIte la croix et l'eucharistie, communie peu. Au renouveau de la communion fréquente les innombrables confréries et congrégations ont sans conteste contribué; peut-être davantage encore la dévotion moderne au Sacré-Cœur. Issue de la dévotion aux plaies du Christ, elle associe le calvaire au culte eucharistique dans un hommage à l'amour deDieu pour les hommes qui, dès le moyen âge, est empreint, chez une sainte Lutgarde par exemple, de l'idée de réparation. La dévotion au Sacré-Cœur favorisé le culte de l'eucharistie et celui de la croix. -

 

AMOUR DE LA CROIX ET HAUTE SAINTETÉ: L'empreinte du mystère de la croix se retrouve dans la sainteté héroïque dont l'Église se fait gloire. La dévotion y prend un éclat visible qui est un témoignage. Les deux notes caractéristiques que lui communique le dynamisme de la croix conservent dans la vocation des saints la prééminence que nous leur avons reconnue dans le comportement des chrétiens. L'humilité et la charité atteignent, en effet, chez eux un relief, qui se traduit parfois par des manifestations extérieures impressionnantes.

 

1° La folie volontaire pour le Christ. - Ainsi en est-il chez ceux que la tradition hagiographique nomme « les fous pour le Christ » parmi ses fondateurs d'ordres. Cette forme exceptionnelle d'humilité s'inspire du mot de saint Paul pris à la lettre: « Si quelqu'un parmi vous se croit un sage à la manière de ce monde, qu'il se fasse fou pour devenir sage» (1 Cor. 3, 18). Mais elle suppose une inspiration de la grâce qui fait de l'attitude de ces saints autant de cas d'espèce. 2° Le désir du Martyre. - La prédominance de la charité est le second trait de l'imitation de Jésus crucifié que nous retrouvons dans la sainteté chrétienne. Elle y atteint l'héroïsme dans le martyre. On verra combien le mystère de la croix a motivé et soutenu le courage des premières générations chrétiennes. On verra que la pensée des souffrances du Christ est sans cesse présente dans les âmes qui passent par une sorte de« martyre » intérieur. Le désir du martyre est un des éléments constants de l'héroïsme des saints. L'éloge décerné par Sulpice Sévère à saint Martin pourrait être répété pour un grand nombre d'entre eux, « Si les supplices (sanglants) ne lui ont pas été offerts il a cependant subi un martyre non sanglant, lui qui a offert "les tourments des humaines douleurs dans l'espérance de l'éternité» Ce texte ne fait que développer le mot de l'épitaphe du saint: martyr cruce Le type le plus achevé de cette identification physique avec le Crucifié est saint François d'Assise, chez qui le désir du martyre domine non seulement la vie contera- plative, mais toutes ses ambitions apostoliques . Le Christ Jésus crucifié demeurait toujours dans son âme comme un sachet de myrrhe et, par l'ardeur extrême de son amour, il désirait se transformer totalement en lui» . Le désir du martyre par amour pour le Christ est à l'origine de vocations missionnaires. La correspondance de saint François-Xavier en fournit une preuve convaincante. « Ceux qui savourent la croix du Christ Notre-Seigneur' trouvent leur repos, me semble-t-il, lorsqu'ils rencontrent ces souffrances; ils meurent quand ils s'en éloignent et en demeurent à l'écart. Y a-t-il plus dure mort, quand on a une fois connu le Christ, que de continuer à vivre, après l'avoir abandonné pour suivre ses opinions et ses affections? Il n'y a pas d'épreuve égale à celle-là. Quel repos, au contraire, que de vivre dans une mort quotidienne en allant à l'encontre de notre volonté propre, cherchant « non quae nostra sunt, sed quae Jesu Christi. » Les traits que nous venons d'esquisser ont révélé l'ampleur de ce « mystère de la croix» en qui se résume la réalité du christianisme. Il s'inscrit concrètement dans l'histoire, mais il en domine la durée, par son rapport à l'éternel qui conditionne la permanence de son action efficace. Ce « mystère» s'intègre profondément dans la vie chrétienne. La foi, l'espérance et la charité, qui en marquent les exigences dans le comportement du chrétien, impriment à la dévotion une nuance d'humilité et de générosité, un don d'amour, qui est le signe distinctif de l'esprit chrétien. La haute sainteté ne peut que faire ressortir avec éclat ces traits dominants d'un idéal qui se modèle sur Jésus crucifié. L'Écriture, la catéchèse apostolique et patristique comme la liturgie s'accordent à situer la croix au centre des perspectives de la foi. Le Christ mort et ressuscité demeure l'assise et le terme de la perfection et le gage le plus assuré des desseins providentiels sur l'Église.

L. Chardon, La croix de Jésus, Paris, 1647, 1937. R. Garrigou-Lagrange, L'amour de Dieu et la croix de Jésus, Paris, 1929. - J. de Guibert, Leçons de théologie spirituelle, ch. 15, Michel ÛLPHE-GALLIARD.Dict.de spiritualité

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